violence faite aux femmes

La violence faite aux femmes et l’abandon

La violence faite aux femmes… il en existe tant de formes … Je veux en partageant un extrait ici de mon livre “Combler ce vide en nous”, expliquer par les histoires de Justine et Appoline, combien l’abandon vient se greffer à leur douleur et à la blessure béante sur leur chemin de vie.

“Je me souviens de ce groupe de parole à l’étranger, durant lequel il était question de parler de culpabilité. Deux femmes étaient présentes et ont eu le courage de poser leur histoire. Sans le savoir – elles ne se connaissaient pas – elles avaient vécu une histoire similaire tout en étant très différente. L’une – je la surnommerais Justine – avait subi le viol pendant sept ans, jusqu’au jour où elle s’est rendu compte qu’elle attendait un enfant de son grand frère. L’autre – Apolline – a aussi subi un viol, d’une autre crapule qui sévissait le soir dans les couloirs du métro.

L’histoire de Justine

Lorsque Justine, à peine quinze ans, s’est rendu compte de son état, elle était paniquée. En parler était tout aussi catastrophique que de garder le secret. Surtout à sa mère, à qui elle a cherché à dire, à avouer et dénoncer x fois en quelques années. Rien n’y a fait ; il était inconcevable pour elle d’imaginer que son grand garçon chéri puisse commettre ce crime et qui plus est sous le toit familial. Non seulement elle l’aurait vu, mais elle le connaît, c’est impossible ! Justine, à chaque tentative d’appel à l’aide se prenait une claque et se voyait accusée de jalousie, à cause de la relation privilégiée que son grand frère avait avec sa maman. Impossible d’en parler au père. Il n’était plus là. Et personne ne savait où il était parti depuis toutes ces années.

Après l’absence de ses règles, et la confirmation faite de son état par le Blue-test, Justine a passé la pire semaine de sa vie : que faire ? Quoi faire et surtout comment ? Rester représente un danger physique et psychologique. Dénoncer ce qui se passe dans la maison serait tentant et juste, et malgré tout, Justine ne le pouvait pas : « Je suis pas une balance. C’est mon frère. C’est ma mère. Je ne peux pas. Je m’en voudrais toute la vie. » Trente-cinq années ont passé depuis cette histoire. Justine n’a effectivement jamais dénoncé, et le mal de l’injustice et de l’abandon la ronge encore.

Ce dimanche matin, profitant que sa maman soit partie au marché aux légumes, et son frère d’être descendu s’acheter des cigarettes, elle prit rapidement le sac à dos qu’elle avait préparé en douce ces dernières heures, cassé sa tirelire, et avec ces quelques deniers, s’est enfuie la peur au ventre, comme si c’était elle qui avait commis un crime. Elle avait bien conscience de n’avoir que quinze ans, et qu’il s’agissait là d’une fugue. Elle savait qu’en tant que mineure, des recherches seraient faites. Être reprise, pour elle voulait dire, soit retourner dans cette maison de l’enfer, soit être condamnée à vivre dans un centre pour adolescentes futures mamans… Ces foyers qu’elle jugeait comme un lieu d’aide, mais qui au final est une privation de liberté.

Elle avait tout un plan. Heureusement, son un mètre soixante-quinze lui donnait facilement l’apparence d’une jeune fille de tout juste dix-huit ans. Elle prêtait bien attention à ce que son attitude soit la plus naturelle possible pour ne pas éveiller les soupçons. C’est d’ailleurs aussi pour cette raison qu’elle a minutieusement choisi chacune des affaires qu’elle a mise dans son petit sac à dos. Histoire qu’il passe pour un sac de ville et non de voyage. Billet de TGV en poche, la première étape de sa stratégie était de traverser la France. Esquiver, se cacher de son frère, elle a su le faire durant des années. Ça n’a pas toujours bien fonctionné, mais suffisamment pour lui éviter quelques viols de plus. Se faire toute petite aux yeux du contrôleur a été un jeu d’enfant, d’autant plus que ce jour-là était un jour de grève et que pour l’ensemble du train, un seul contrôleur était présent.

Lorsqu’elle est arrivée en gare de Marseille, elle téléphona à la sœur de sa meilleure amie qui y faisait ses études. Les filles étaient de mèche depuis quelques années. Elles avaient toutes les deux ce même point commun : Justine, son frère ; Amélie, son père. Justine savait qu’en se rapprochant Amélie, elle pourrait se poser, réfléchir et choisir la suite sans pression, avec le temps utile et la liberté d’être et de faire. « Oui, elle avait trois ans de plus que moi, tout juste majeure, et en même temps, on était déjà toutes les deux tellement matures, d’avoir eu à grandir trop vite. Moi j’étais grande parce que chez nous on l’est génétiquement tous, mais Amélie était si petite et si maigre, on aurait dit que c’était pendant toutes ces années, sa façon à elle de se cacher des griffes de son père, ou de lui faire remarquer que c’est une enfant, et que ce n’est pas normal ce qui se passe là. »

« Amélie me parle d’avortement. Oui, mais j’ai quinze ans, et donc ensuite c’est le foyer, la DASS ou retourner chez moi. Dans tous les cas c’est non. » Et en même temps, Justine nous explique qu’à l’époque déjà, à peine à quinze ans, elle avait la conviction forte qu’un être aussi petit soit-il, même de l’ordre d’une cellule est un être vivant, et qu’elle ne pouvait pas mettre fin à ses jours. « Ce serait un crime de plus dans cette histoire déjà bien moche », comme elle dit.

Vivre la grossesse était un choix, une évidence, avec malgré tout des angoisses tout au long, à savoir : « Est-ce que l’enfant sera normal ?… Il s’agit d’un bébé consanguin », « Dans ces conditions, qui en voudra ? », « Est-ce que je peux le garder avec moi ? Non, impossible. Dans mon esprit c’est le bébé issu d’un crime. » Justine raconte au groupe la façon dont elle se forçait durant toute sa grossesse à surmonter ses angoisses et à porter des pensées positives et un dialogue interne avec l’enfant qu’elle portait, qui soit le plus bienveillant qui soit. « Cet enfant n’y est pour rien. Je me devais de lui apporter le minimum, ou non plutôt le maximum de ce qui était, pour moi, possible de lui donner, en choisissant de le mener jusqu’à la mise au monde. » Elle ne pouvait pas dire qu’il s’agissait du sien. Elle était un peu comme une mère porteuse.

À Marseille, selon Justine, à l’époque il était possible de trouver tous les filons pour assurer la suite. Certes avec d’énormes risques, tant médicaux que judiciaires, mais « je n’avais pas d’autres choix », comme elle l’avoue maintenant. Tout était bien orchestré : l’accouchement et la prise en charge immédiate du bébé jusqu’aux portes d’une maternité qui officiait aussi en tant qu’orphelinat. Le bébé serait immédiatement pris en mains pour que tout se passe bien au niveau médical pour lui.

À seize ans, Justine donna naissance à son premier enfant, un petit garçon, qu’elle n’a pas souhaité voir, et dont elle a imaginé pourtant le visage toute sa vie durant. Elle n’a pas souhaité s’en occuper, et pourtant depuis toutes ces années, elle ne peut s’empêcher de s’inquiéter pour lui et de lui souhaiter le meilleur. « J’ai choisi d’abandonner, car c’était l’évident à faire, compte tenu de la situation. Et pourtant, si moi-même je me suis sentie abandonnée une première fois par mon père, ensuite par ma mère qui ne voulait ni m’écouter, encore moins me croire… Je me suis demandé à maintes reprises comment ce petit garçon pouvait grandir sans connaître son histoire, en s’imaginant sûrement n’être pas suffisamment aimable pour que sa mère le laisse ainsi, encore le cordon ombilical en l’état. Moi qui voulais me préserver et aussi le préserver d’avoir à connaître sa réelle histoire, ne lui ai-je pas infligé les conséquences d’une mémoire émotionnelle qui lui donnerait des sensations de terreur, d’injustice, d’insécurité, de souffrance d’abandon, … sans réellement savoir d’où elles viennent ? »

Justine s’effondre en larmes devant le groupe, et pose le besoin d’avouer, de dire, voire de se dénoncer. Elle affirme que le poids est difficile à porter, et portait en fidélité à cette pensée, un surpoids de trente kilos, étrangement bien ordonné sur l’avant de son ventre. En la regardant, j’observais qu’à plusieurs reprises, cette femme de plus de cinquante ans, posait ses mains sur son ventre, à la façon d’une femme enceinte qui cherche à protéger son fœtus. Elle n’a jamais réussi à donner naissance à d’autres enfants. Plusieurs fausses couches ont fini par la décourager. « C’est un peu comme si je ne méritais pas, ou peut-être comme s’il ne fallait pas, … Il ne valait peut-être mieux pas. De quel héritage auraient bénéficié ces enfants ? »

L’histoire d’Apolline

Apolline est restée discrète et attentive pendant toute l’élocution de Justine. Je sentais bien pourtant que cette histoire remuait des choses profondes de son histoire. Être là, à participer à ce groupe de parole ce soir-là, était un coup de pouce de la vie. Elle n’avait jamais osé en parler jusqu’ici.

« Merci Justine. Merci du fond du cœur pour la transparence avec laquelle tu as osé poser ton histoire. Je comprends la culpabilité, et les pensées qui t’habitent encore toutes ces années après. Moi j’ai décidé de garder l’enfant du crime, et pourtant je suis à peu près dans le même état que toi, alors que je pense faire le maximum de ce qui m’est possible de faire pour cet enfant. Il a quinze ans. L’âge que tu avais toi, lorsque tout cela est arrivé. Moi, j’ai été embarquée un soir dans les couloirs du métro, jusqu’à un lieu sombre et glauque. Ma longue chevelure blonde, maintenue avec force en arrière, m’empêchait tout mouvement pour m’échapper. Je n’ai pas vu ce salopard ! En revanche j’ai senti qu’il me transperçait les chairs. Le monde était désert durant ces quelques minutes qui ont été interminables. Personne à l’horizon. Pas âme qui vive pour me venir en aide. Je me suis sentie m’écrouler comme un poids mort, au sol, à la fois meurtrie et en douleur, à la fois sans vie et sans sensation… et à la fois terrifiée et sale… honteuse et coupable… »

« “Quelle idée de prendre le métro le soir !”  J’avais réussi en quelques minutes à me convaincre de ma responsabilité à tout ce qui venait d’arriver. La plus grande angoisse que j’ai ressentie, n’a pas été celle d’imaginer qu’un enfant pouvait naître de ce viol. J’ai eu peur chaque jour d’avoir contracté le sida. Je crois que je suis restée au sol quelques minutes, ou peut-être une heure, je ne sais plus, à gémir, torturée entre le besoin de vite m’échapper avant que l’autre ne revienne, et l’anéantissement, l’envie d’en finir. Deux couples qui visiblement sortaient d’une soirée, ont entendu mes gémissements depuis la rue, et à l’aide de la torche de leur téléphone ont éclairé le recoin dans le passage, et me sont venus en aide. Je pensais n’avoir pas eu ni le temps, ni la force de me débattre, et pourtant si, puisque mon visage était meurtri de coups. Je ne me souviens plus de rien. Par instinct de survie, j’imagine que mon cerveau aura tout balancé dans l’amnésie. Le Samu est arrivé rapidement et m’a prise en charge. »

« Deux mois après, j’apprends que je suis enceinte. La possibilité d’avorter a été mise en avant immédiatement par mon médecin et la psychologue qui me suivait. Je n’ai pas voulu. Certainement encouragée par cette conviction, cette culpabilité encore bien présente que si j’avais respecté ce que mes parents m’avaient toujours dit lorsque je vivais encore chez eux, à savoir, de ne pas prendre le métro le soir, alors rien de tout cela ne serait arrivé. Ce bébé n’y était pour rien. Il fallait que j’assume mon erreur, ma part de responsabilité. À partir de là, je me suis donnée rien que pour cette faute. Et en même temps je me sentais incapable de le considérer et de l’aimer. Mon ventre s’arrondissait, me donnait la nausée, me parlait de l’intérieur, mais rien n’y faisait, si je devais assumer, je n’étais pas obligée d’apprécier et d’aimer. Je ferai mon job et voilà. Je ne me suis jamais mise en couple. Je n’ai pas eu d’autres enfants. C’est un peu comme si j’avais décidé qu’il était normal que je me sacrifie pour assumer cette erreur. »

« J’ai suivi plusieurs psychothérapies, mais rien n’a pu m’aider à surmonter cette culpabilité. Mon fils, maintenant adolescent, me renvoie en pleine figure sa crise d’identité et tout son mal-être. Il a su par la famille, ce qui m’était arrivée et donc qu’il est un enfant issu d’un viol. Et du coup, il exprime comme avec soulagement, et en même temps terreur, la sensation qu’il a toujours eue de ne pas être aimé pour qui il est. Il dit ressentir en moi, comme ce pas en arrière lorsqu’il a envie d’en faire un vers moi. Il pleure avec regret le manque de n’avoir aucun souvenir de ressentir des bras autour de lui, pour le rassurer et lui donner un peu de tendresse. Il hurle l’idée d’avoir eu envie de connaître son père et vomi le fait que ses gènes coulent dans ses veines. Il me dit que j’aurais mieux fait soit d’avorter ou de l’abandonner à la naissance. Qu’au moins, il aurait pu s’inventer une histoire un peu plus jolie que la sienne, et peut-être qu’il aurait eu la chance d’atterrir dans une famille d’accueil aimante et rassurante. »

« Alors tu vois, Justine… Peu importe le choix que l’on pose dans nos situations, les conséquences du crime nous poursuivent. L’abandon nous touche et nous le posons malgré nous sur la suite. »

Apolline dit à voix haute qu’elle a besoin d’aide et demande aussi conseils pour que son fils trouve refuge lui aussi dans un accompagnement qui lui permettra d’avancer au mieux sur son chemin.

Comprendre et agir

À travers ces histoires, on comprend que quelle que soit l’issue choisie, la profondeur du traumatisme ne peut être occultée. Ce n’est pas la décision de garder ou pas l’enfant qui est l’acte de réparation en lui-même. Aucune femme devenant maman par le viol ne guérit du crime en acceptant ou en refusant de porter l’enfant. C’est l’acte qui doit être porté et hurlé avant qu’il ne vienne se ramifier dans la mémoire émotionnelle et les ressentis de l’enfant sur qui repose déjà le poids du secret. Avouer, reconnaître et s’aimer suffisamment pour se faire aider et ensuite lever le voile du secret pour que lui aussi, enfant devenu adulte puisse prendre en compte son histoire et renaître à sa vraie valeur. ”

Extrait du livre “Combler ce vide en nous” de Geneviève Krebs, paru chez Eyrolles le 7 novembre 2019

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